Yves Congar († 1995)
Un homme illustre parfaitement le réveil catholique du milieu du XXe siècle : Yves Congar. Dès les années 30, ce » Celte des Ardennes « , né à Sedan en 1904, apparaît comme l’un des chefs de file de l’école du Saulchoir. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’épreuve de la captivité approfondit son expérience humaine. S’il est soupçonné par Rome de » théologie nouvelle » , il n’en continue pas moins une oeuvre monumentale, à la jonction d’un travail acharné et d’une foi inébranlable. Vatican Il le réhabilite pleinement. Nul plus que lui ne fut le théologien du Concile, participant à toutes les Commissions possibles et inspirant les grands textes sur l’Église, l’Ecuménisme et la Mission.
Pour évoquer la carrière du père Congar, nous avons choisi d’épingler quelques-unes des formules où il lève le voile sur sa personnalité la plus profonde et sur ses intérêts majeurs. Ces flashes nous permettront de reconstituer progressivement l’envergure d’une oeuvre dont les multiples avenues convergent au lieu dit Église.
J’ai aimé la vérité comme on aime d’amour une personne
Yves Congar signerait volontiers ce mot d’auteur car il désigne le coeur même de sa vocation: une vie pour la vérité, une consécration au service de l’intelligence du sens. Nous tenons ici la clé d’interprétation décisive d’une vie qui est surtout un long combat pour la Lumière.
Cette recherche inconditionnée et confiante de la vérité se fait dans la foi. Des confrères dominicains ont pu dire du P. Congar au hasard d’une conversation: » Il est chrétien jusqu’au tréfonds, jusqu’aux moelles… On peut imaginer de l’être autrement, non davantage. » Soucieux des grands équilibres de la foi chrétienne, il s’est toujours plu à articuler une anthropologie pour Dieu et une théologie pour l’homme, le salut révélé et la libération cherchée, le » donné » et le » construit « .
Dans cet itinéraire persévérant, saint Thomas a été un maître à penser et un guide incomparable. Comme Congar l’a exprimé: » Saint Thomas, c’est le réalisme, c’est l’ouverture, c’est la patiente attention à saisir et à accueillir l’intention de vérité que recèlent même les mises en question que l’on doit critiquer. » Le disciple saura distinguer soigneusement les niveaux de la réalité et traiter chaque question à son plan et à sa place.
Moi, j’habite l’Église
Si le mot n’était pas trop rébarbatif, nous définirions le père Congar comme un » ecclésiologue « . Sa grande passion est l’Église, la théologie de l’Église. Une passion qui s’est révélée dès sa jeunesse et qu’il a cultivée avec enthousiasme.
Comment définir cette » sainte Église » ? Elle sera avant tout » le nous des chrétiens « , un peuple de Dieu et non une hiérarchologie ou une papolâtrie. Quand on a fréquenté les sources chrétiennes et parcouru toute l’histoire, le modèle romain de l’Église, valorisant l’aspect juridique de société et d’organisation, se trouve grandement relativisé. Rien de plus urgent que de retrouver les catégories traditionnelles de communion et de service, de sacrement et de peuple. Nous remettons alors l’Église sur sa base baptismale, avec une bonne théologie du laïcat, et sur sa base locale, avec une bonne théologie de la catholicité et de la conciliarité. Mais le Peuple de Dieu vivra sans cesse dans la tension entre le vertical de son appel par Dieu et l’horizontal de son existence dans le monde. L’Église est reçue d’en haut tout en se faisant d’en bas.
Penseur de Vatican II, Y. Congar a tout de suite senti le danger d’en rester aux textes mêmes du Concile. » Le danger est qu’on ne cherche plus, mais qu’on exploite simplement l’inépuisable magasin de Vatican II… Ce serait trahir l’aggiornamento que de le croire fixé une fois pour toutes dans les textes de Vatican Il. » L’Église est un mouvement sans cesse à penser, une institution sans cesse à réformer.
Je suis un homme enraciné. Je déteste la rupture d’avec ce qui nous fonde
Pour le père Congar, la récupération de l’authentique Tradition est la condition de l’audace ecclésiale. Selon des formules qui n’ont rien de paradoxal, on pourrait dire que le renouveau dépend du ressourcement et que la fidélité appelle le prophétisme. Plus on connaît les méandres de l’histoire, plus on est libre par rapport aux nouveaux absolus. Tout s’inscrit dans une histoire, même jésus Christ, même saint Thomas d’Aquin. Dès lors, la théologie » mérite le détour « par l’histoire.
Mais ne perdons pas de vue que cette histoire est histoire sainte, histoire du Salut. Il y a une dynamique qui relie l’origine au terme et c’est un Dessein de Dieu, une Économie révélante. L’histoire de l’Église est un temps sacramentel où le Dieu vivant se dit pour l’homme et où la vie entière trouve son sens dans le Christ.
L’oecuménisme suppose un mouvement de conversion et de réforme coextensif à la vie de toutes les Églises
Un certain sens de l’Église et de la Tradition aboutit logiquement à la découverte du scandale de la division chrétienne. La vocation oecuménique d’Yves Congar s’est dessinée très tôt et elle a marqué toute son oeuvre, de Chrétiens désunis en 1937 à Chrétiens en dialogue en 1964. Innombrables sont les conférences données aux quatre coins du monde chrétien, pour un patient travail de conscientisation.
Fidèle à lui-même, le père Congar porte ses efforts sur le terrain de l’oecuménisme doctrinal. II mène une réflexion proprement théologique sur l’existence des Autres, non seulement en tant qu’individus mais en tant qu’Églises ou communautés ecclésiales; il reconnaît leurs valeurs propres qui enrichissent le patrimoine chrétien. Par rapport à l’Église catholique, il cherche à la » faire mouvoir de quelques degrés sur son axe » pour que la rencontre soit possible. Féru d’histoire, il ne cesse de scruter la genèse et le développement des scissions. Aujourd’hui encore, il porte une attention vigilante à l’apparition d’un » oecuménisme séculier « , forme d’oecuménisme qui privilégie l’engagement commun dans le service du monde, ou à l’avancée d’une union des chrétiens sans union des Églises.
Sa conviction est que » les convergences ne peuvent se faire qu’en hauteur et en profondeur « . Conversion intellectuelle et conversion spirituelle doivent s’épauler pour assurer la » réintégration » du Corps écartelé du Christ. Ce travail et cette prière n’admettent aucun délai. Car selon les paroles de Bessarion au Concile de Florence: » Quelle excuse pourrions-nous apporter pour justifier que nous avons refusé de nous réunir? Que pourrons-nous répondre à Dieu justifiant notre division fraternelle, alors que le Christ, pour nous réunir et en faire un seul troupeau, est descendu du ciel, a pris chair, a été crucifié ? Quelle sera notre excuse auprès des générations futures, mieux, auprès de nos contemporains ? «
Tel est Yves Congar, homme de foi et théologien de l’Église. Son enracinement dans la grande Tradition lui a permis de tenir bon au milieu des tempêtes. Atteint d’une maladie inexorable, il fut élévé à la dignité du cardinalat par Jean Paul II en 1994. (Source : Neusch, Marcel; Chenu, Bruno. Au pays de la théologie. Centurion, 1994)