Sainte Catherine de Sienne († 1380)
« La religion de notre père Dominique est toute large, toute joyeuse et toute parfumée. » Comment faire le portrait de celle qui parlait ainsi de sa famille religieuse? En effet, elle est à la fois, très proche et très différente de nous.
Proche, puisqu’elle était dominicaine, et que l’on retrouve un air de » parenté » certain. Proche, parce que le contexte politique et religieux de son époque était, comme le nôtre, très troublé, plein de violences et d’ambiguïtés. Proche enfin parce que, comme chez tous les saints, semble-t-il, une part d’elle-même dépasse son temps et paraît étonnamment moderne.
Différente cependant, car il y a peu de points communs entre une Italienne du xtve siècle et une Française du XXe ! Comment s’y reconnaître dans ce vocabulaire, pour nous si outré, si excessif ? Le difficile problème du langage… Il est souvent question de larmes, de sang, pour parler des choses de la vie spirituelle. Et Catherine insiste, recommence, se répète. Cette Italienne vibrante parlera longuement des larmes, spécialement des larmes de vie : ce sont celles » de ceux qui, à la vue de leurs fautes et de leurs péchés, par crainte du châtiment se mettent à pleurer ». Leurs larmes commencent donc à leur donner la vie. Mais il y a ceux qui ne peuvent pleurer des yeux, ceux-là ont des larmes de feu : » Je veux dire un vrai et saint désir qui les fait se consumer d’amour. » Et au ciel où il n’y a pas de larmes, c’est encore le désir qui en tient lieu : » Ils sont passés des larmes à l’allégresse, le fruit de leurs larmes, c’est cette vie elle-même qui ne finit pas, et dans laquelle leur charité toujours ardente ne cesse de crier vers Moi et de m’offrir pour vous les larmes de feu… «
Pour expliquer l’ascension spirituelle, Catherine prend l’image du corps physique du Christ, qui est le Pont menant à Dieu, le chemin de vérité. Le fidèle se tient d’abord aux pieds, puis monte jusqu’au coeur, et enfin atteint la bouche du Christ.
Différente aussi du chrétien » ordinaire « , cette grande mystique qui a connu toutes les plus hautes faveurs divines : visions, colloques d’amour, mariage spirituel, échange des coeurs, stigmates (à sa demande, invisibles aux yeux des autres…). Sa vie est jalonnée de faits merveilleux ou extraordinaires. Ses premiers biographes ne se sont pas privés de les raconter, et à l’occasion, de les » enjoliver » encore…
Pour vaincre sa répulsion, et par amour, elle s’est obligée à boire le pus des plaies d’une pauvre malade qu’elle visitait et soignait, et qui la couvrait d’injures. Les derniers mois de son existence, sa vie n’était soutenue que par l’Eucharistie, seul aliment qu’elle absorbait…
Née dans un milieu très simple, probablement en 1347 à Sienne, Catherine était la vingt-troisième enfant d’une famille de vingt-cinq. Son père, Jacopo Benincasa, était teinturier. C’était un homme pondéré et pieux, assez aisé, vrai maître de sa maison. Sa mère, Lapa, était bavarde, violente et bougonne, mais brave femme au demeurant, toute dévouée à sa nombreuse progéniture, quoique fort possessive. (Lapa était elle-même fille d’un poète siennois, goûté du bon peuple, et matelassier de son état.)
Tempérament riche et nuancé, Catherine hérita de son père une exquise discrétion, cette discrétion dont elle fait dire à Dieu dans son Dialogue : « Qu’elle n’est rien d’autre que la connaissance vraie que l’âme doit avoir de Moi et de soi-même. C’est dans cette connaissance qu’elle prend racine ». De sa mère, Catherine a la fougue. Elle-même dira : » Ma nature est feu. «
Petite fille remuante, bien vivante, dès l’âge de six sept ans, elle a sa première vision. Au-dessus de l’église des dominicains de sa ville natale, le Christ lui apparaît revêtu des ornements pontificaux et entouré de saints. Sans doute y a-t-il là obscure réminiscence des cérémonies présidées par l’évêque du lieu. Il reste que cette première rencontre a fortement marqué l’enfant. Vision qui se cristallisera plus tard, mais les traits principaux de sa physionomie spirituelle s’y trouvent déjà en puissance. Amour du Christ-Pont (pontife), dévotion à l’Église, au pape » le doux Christ de la terre… « . Et aussi, bientôt, son désir de chasteté parfaite et sa demande véhémente pour être reçue par les mantellate, c’est-à-dire les tertiaires dominicaines de Sienne. Voeu qui ne se réalisera que vers 1367, et après une lutte serrée avec sa famille, sa mère surtout.
Toujours ardente, en 1375, à Pise, elle prêche la croisade, rêve de martyre, et nourrit une profonde dévotion à la Passion. De là ses fréquentes allusions au » sang « . Dans ses Lettres, souvent Catherine écrit : » Je vous écris dans le (précieux) sang… Noyez-vous dans le sang… » La clef pour comprendre serait de remplacer le mot sang par celui de grâce. Il y a un raccourci dans la pensée qu’on ne perçoit pas avec évidence. Si Catherine parle tellement du sang, c’est parce qu’elle est à la fois très consciente de la faiblesse humaine, de notre misère, et de l’amour de Dieu qui nous a sauvés et nous sauve toujours, par le sacrifice du Fils, par son sang versé. La gratuité, la force de cet amour de Dieu pour les hommes la hante. Il y a un long passage dans le Dialogue où elle dit à son Seigneur : » O fou d’amour! » Lorsqu’elle dit : sang, elle pense : la rédemption, la grâce qui nous sauve.
Avec une candeur certaine elle multipliera les lettres aux grands. En novembre de cette même année 1375, c’est la révolte des États pontificaux : elle essaie d’intervenir entre les deux parties, tenant le pape au courant. En 1376 à Avignon, elle tente de faire revenir le pape à Rome.
A la vérité, elle n’a pas une lucidité politique particulièrement remarquable, mais bien l’énergie du caractère qui fait défaut aux uns et aux autres. Ces rivalités des villes italiennes, des princes ou des ecclésiastiques, la torturent. C’est pourquoi elle oeuvre sans répit pour la paix, par ses missives, par des voyages. Mais d’abord, elle prie et fait pénitence. Cependant elle est trop entière pour s’adapter aux subtilités, aux intérêts divers et contestables de chacun. Seulement, le prestige de sa sainteté est grand. Et elle sait convaincre. Aussi sera-t-elle surtout » utilisée « , tous souhaitant confisquer à leur profit le poids de sa renommée… tandis qu’elle croit naïvement à la bonne volonté de ses partenaires.
Après une vie courte, emplie d’activité publique au service de l’Église et du pape, et des cités italiennes, brûlée d’amour pour son Seigneur et le salut des hommes, usée par la fatigue des voyages et les austérités, Catherine la priante meurt le 29 avril 1380, à trente-trois ans comme le Christ, dans sa ville natale.
Harmonie d’extrêmes, Catherine est en même temps fougue et discrétion, fermeté et douceur. Femme de la tête aux pieds, elle est celle que ses disciples nomment tendrement : « Dolce Mamma » (douce Maman); celle qui accompagnera jusqu’à l’échafaud un jeune condamné à mort, Nicola Toldo, avec les gestes et les prévenances d’une mère; et celle qui dit tout bonnement : » Voglio! » (je veux!), au Seigneur afin d’obtenir le pardon des pécheurs.
Femme de désirs; femme de contrastes; toujours tenace. Du désir elle a beaucoup parlé. Et elle a beaucoup, puissamment désiré. Le thème du désir court à travers tout le Dialogue. Le verbe désirer (desiderare) est employé 93 fois, et le substantif désir (desiderio) 308 fois, pour 167 chapitres. Souvent le mot s’accompagne d’un adjectif lui-même très fort : désir » grand, très grand, saint, continu, infini, doux, anxieux, amoureux, ardent, douloureux ». Le désir recouvre évidemment plusieurs réalités, et il n’est pas toujours si facile de trouver le sens qu’il a pour Catherine. Il est principalement désir de l’honneur de Dieu et du salut de tous les hommes. Mais, pour cette femme de prière, il est aussi la meilleure, l’unique façon de prier sans cesse. Jusqu’au chapitre XIII du Dialogue, dans la partie intitulée » Doctrine de la perfection « , elle s’en explique. C’est le désir qui provoque la prière. Désir de l’amour de Dieu, de l’union avec Lui, et qui mène à l’Eucharistie.
La prière de Catherine est prière de mystique : prière complète. Pour l’amour de Dieu, elle prie en expiation pour tous les hommes, pour l’Église, pour son Ordre qui a besoin de réforme. Et, pour l’amour des hommes, de l’Église, de son Ordre, elle supplie Dieu de faire miséricorde. En admiration devant Dieu, sa prière devient louange; angoissée devant le mal, elle se fait intercession. » Prière humble et continue », comme elle-même le recommande indéfiniment. Elle veut le salut de tous les hommes et harcèle Dieu : » Mon Dieu, ma miséricorde! » On croit entendre le cri de Dominique : « Que vont devenir les pauvres pécheurs? » Cette tertiaire qui a mis près de dix ans pour être admise dans l’Ordre, est dominicaine de désir dès son enfance. C’est bien par l’Ordre que la petite fille qui avait vu à sept ans le Christ Prêtre réalisera pleinement sa vocation.
Conquérante, elle attire, bouleverse, entraîne, guide. Autour d’elle, les conversions se multiplient; on se réconcilie aussi beaucoup. Une suite de disciples: la famiglia (la famille), l’accompagne partout, se nourrit de son exemple, de ses paroles. Elle transmet sa sève.
Bien dominicaine également cette recherche de la vérité, ce besoin de connaître, ce zèle à dire à tous la foi. Inlassablement elle demande à connaître Dieu » Première Vérité « , » Vérité éternelle « , » Douce Vérité « . Pour Catherine, l’importance de la connaissance de Dieu et de soi-même est déterminante en vie spirituelle. Elle insiste sur ce que nous appellerions le recueillement, par une jolie formule : » Entrer dans la cellule de la connaissance de Dieu et de soi-même « .
Du milieu dont elle est issue, elle a le solide bon sens, un jugement clair comme une eau de source. C’est un être simple, concret. Lorsqu’elle écrit à son confesseur et premier biographe, le bienheureux Raymond de Capoue, qui est également son disciple, elle le traite à l’occasion de » cher vilain petit père « .
Elle n’est pas que contemplative, c’est une réalisatrice. II y a équilibre entre sa prière et son action. Pendant le schisme, elle se donne tout entière à la cause de la papauté. Après la mort du pape, elle revient à Sienne et s’absorbe dans la prière, sa grâce propre.
Catherine ne savait pas écrire, et n’apprit à lire, dit-on, que pour réciter l’office avec son Seigneur. Mais cette illettrée a une intelligence vive et forte, très attentive aux choses de la foi. Elle retient, assimile et enrichit tout ce qu’elle entend de sa propre et profonde expérience.
Que dire de ses écrits? Catherine dictait. Plusieurs de ses disciples furent ses secrétaires. C’est ainsi que l’on peut, plus ou moins bien transmise, retrouver sa pensée. Le Dialogue – Sorte de colloque d’amour entre Dieu et Catherine. Catherine pose des questions, implore; Dieu répond. Et ce que Dieu dit doit être retransmis aux hommes. La composition en est désordonnée et pose un problème délicat. Il est certain que ses frères dans l’Ordre ont largement participé à l’élaboration finale, d’où un aspect de « traité » qui semble bien éloigné de la spontanéité, de l’inculture de Catherine.
Cependant, le Dialogue est constamment sous-tendu par les problèmes concrets de l’Église et de la chrétienté de l’époque. Les Lettres ? Plus de 300 dont 250 datées avec certitude. La vraie Catherine est certainement plus accessible ici. Cette fois, c’est le message de Catherine elle-même. Le style est plus familier, plus coloré, plus original. Presque toutes les lettres commencent par: » Au nom de Jésus crucifié et de la douce Marie « , puis continuent : » Moi, Catherine, servante et esclave des serviteurs de Jésus Christ, je t’écris dans son précieux sang avec le désir de… «
Les correspondants de Catherine sont des plus variés papes, cardinaux, princes des divers États italiens, religieux, famille, un juif…, jeunes et vieux, hommes et femmes, riches et pauvres… Les Oraisons, recueillies par ses disciples. Elles sont peu nombreuses, et certaines se retrouvent dans le Dialogue. C’est la prière intime de Catherine saisie au vol. Presque toutes sont adressées au » Dieu éternel « , à la » Trinité éternelle « , à la » Première douce Vérité « . Il n’est pas jusqu’à l’admirable portrait d’Andrea di Vanni qui ne traduise extérieurement, la vie intérieure du modèle : beau visage à l’extraordinaire regard tourné vers le dedans… (Soeur Françoise-Thérèse du monastère d’Etiolles) (Source : Dominicains. Cerf, 1980).