Marie-Dominique Chenu († 1990)
Quand en 1913, à dix-huit ans, Marcel Chenu entre chez les Dominicains, il veut y trouver la vie contemplative. Telle est son attente. Soixante-dix ans plus tard, nous pouvons attester que cette démarche a porté du fruit. Ceux qui ne connaissent que le médiéviste ou le pasteur négligent l’animation profonde de l’homme qui confesse: » La contemplation est la terre nutritive de la théologie comme de l’apostolat. «
Ce spirituel a surtout été un extraordinaire éveilleur d’hommes et d’idées tout au long de sa vie. Il a formé des générations de théologiens. Peut-être n’a-t-il pas fourni l’oeuvre qu’on était en droit d’attendre de lui, notamment dans son domaine de prédilection: l’histoire des doctrines, ou du côté d’une théologie de la Création. Mais la raison en est simple : un souci constant de susciter, d’animer, de donner. Étienne Gilson pouvait déclarer: » Le père Chenu, il s’écoule en participation. » Tous ceux qui l’ont rencontré ont été saisis par cette sympathie immédiate, par cette chaleur communicative, par cet optimisme irrésistible. Il faut avoir une grande foi en Dieu pour croire tellement en l’homme.
La patience intellectuelle dans l’impatience de l’amour
Comme tous ses frères en religion, Marie-Dominique Chenu a été structuré par la pensée de saint Thomas d’Aquin. Le Docteur angélique lui a permis de toujours reprendre les problèmes à la source, de se mettre en état constant d’invention. Derrière la technicité du langage, il a senti une inspiration évangélique qui, enrichie par l’histoire et l’expérience apostolique, pouvait être d’une prodigieuse efficacité. Nous avons ici une nouvelle preuve que seuls sont agents de progrès les hommes fortement enracinés dans une tradition vivante.
Pour illustrer la fidélité thomiste, prenons le vieux problème de la rencontre de la foi et de la raison. Trop souvent, le divorce a été entériné, notamment du côté protestant. Or, un disciple de saint Thomas ne peut qu’en chercher l’articulation dans une audacieuse confiance. » Une théologie digne de ce nom, c’est une spiritualité qui a trouvé des instruments rationnels adéquats à son expérience religieuse. » La foi ne court-circuite pas l’intelligence: elle incarne la vérité divine dans le tissu même de notre esprit.
Fort de cette cohérence, le théologien pourra s’épanouir dans son milieu propre qui est la vie de l’Église, » la respiration ecclésiale » . Chenu soupçonne les savants » enfouis dans leurs in-folio et leurs disputes scolastiques » . II ne sera pas » un théologien sous verre « , pour éviter les contaminations de l’extérieur. Quitte à déplaire à certains, il ira au feu, il montera en première ligne avec passion, pour discerner l’action de Dieu. Car la théologie surgit toujours du choc que produit la Parole de Dieu dans l’Église et le monde. Elle désigne le travail de Dieu dans l’histoire. Chez Marie-Dominique Chenu, l’érudition n’a pas étouffé la militance et la pratique apostolique. Elle a été la condition de leur vérité. Et c’est ainsi que le docteur a trouvé des accents prophétiques.
L’admirable mouvement d’une vérité qui se fait
Le père Chenu a illustré l’école du Saulchoir comme professeur d’histoire des doctrines. Mais il se garde bien de considérer le christianisme comme une doctrine: ce serait le ramener à un énoncé idéologique. Non, le christianisme est avant tout une » économie « , c’est-à-dire une série d’événements par lesquels Dieu lui-même est entré dans l’histoire. Impossible de penser la Bonne Nouvelle chrétienne en dehors de l’histoire, en dehors de la catégorie d’événement. » Avant la foi conceptualisée, il y a la foi vécue, lieu premier de la théologie. » C’est cette position résolument historique qui valut au père Chenu quelques ennuis avec Rome. Le concile Vatican II devait pleinement le réhabiliter.
Le maître-mot de cette théologie est » incarnation « . La logique permanente du dessein de Dieu s’atteste dans l’Incarnation de jésus Christ en un moment précis de l’espace et du temps. Dieu se fait chair pour que toute chair ressuscite en lui. Nous vivons donc la divinisation de l’homme dans la transformation de l’univers. Car l’Incarnation du Christ embraye sur l’entreprise des hommes et la construction du monde. Désormais, la grâce de Dieu irradie le cosmos tout entier pour le transfigurer. Par l’action de l’Esprit en travail dans le monde, l’histoire est accouchement du Christ total. Dans cette perspective, » l’humanisation est déjà une capacité de divinisation » .
Historicité de Dieu, avènement de la Parole de Dieu, l’Église apporte sa pierre à cet unique chantier où s’élabore le destin de l’humanité. » Désormais, il s’agit, dans le devenir de la Création relayée par l’Incarnation, d’entrer résolument dans l’admirable mouvement d’une vérité qui se fait, et qui ne demeure vérité que dans la mesure où elle s’expérimente comme espérance et tente de se réaliser. » Les rapprochements ne manquent pas entre un Chenu et un Teilhard de Chardin.
Reconnaître les signes des temps
L’Évangile se vit donc dans le temps. Ce temps peut être celui, onéreux, des prêtres-ouvriers ou celui, exaltant, de Vatican II. Mais l’actualité ecclésiale ne se dissocie pas d’une actualité plus large. La tâche de l’Église est de discerner les signes des temps par lesquels Dieu parle aujourd’hui au croyant. Pour accueillir la Parole de Dieu, il ne suffit pas de lire l’Évangile, il faut aussi vivre le monde dans sa marche propre. » L’actualité de l’Évangile passe par les questions des hommes. » C’est pourquoi le père Chenu ne dédaignera pas des collaborations journalistiques, par exemple à Témoignage chrétien. Il faut pouvoir réagir vite à la provocation de l’événement.
Une mutation frappe particulièrement l’attention de l’observateur: la socialisation. Nous sommes entrés dans » l’ère des masses « , dans le règne du collectif. Le travail apparaît alors au père Chenu comme un pivot important de cette socialisation. Dans la société industrielle, il est le lieu par excellence de la socialisation. D’où l’esquisse d’une Théologie du travail: » Le travail est l’acte par lequel l’homme prend possession de la matière, la transforme, l’accomplit, pour en faire un instrument de civilisation, de culture, et finalement de rédemption. » L’homme est le partenaire de Dieu dans le devenir du monde.
Au terme, c’est une anthropologie pleinement déployée qu’a cherchée Marie-Dominique Chenu à la suite de saint Thomas. Son programme est clair: » Contre tous les spiritualismes, l’être total de l’homme; contre tous les individualismes, l’être social; contre le hors-cosmos, l’homme maître du monde. » Notre théologien a toujours fulminé contre les faux dualismes: âme-corps, esprit-matière, nature-grâce, temporel-spirituel. L’homme va à Dieu par la totalité de son être. Il s’accomplit en accomplissant le monde. Sa béatitude ne sera complète qu’à travers l’assomption de la matière. Autant dire que nous n’avons jamais fini de tirer les conséquences de l’Incarnation. » Histoire, société, matière, l’homogénéité est indissociable. » (Source : Neusch, Marcel; Chenu, Bruno. Au pays de la théologie. Centurion, 1994)