Maître Eckhart, maître de mystique († 1327)
Eckhart est né en Thuringe vers 1260. Il entre chez les dominicains d’Erfurt puis étudie à Cologne où règne encore le souvenir de saint Albert le Grand transmis par Thierry de Freiberg. Eckhart est appelé à de hautes charges dans l’Ordre : provincial, vicaire général. Il en est déchargé en 1311 pour pouvoir se consacrer à son activité intellectuelle à Paris, à Strasbourg puis à Cologne. Il enseigne, il prêche et il publie.
Vers les années 1325 la doctrine d’Eckhart est suspectée par l’archevêque de Cologne. On ne doit pas sous-estimer dans cette affaire la rivalité, déjà de longue date, entre mendiants et séculiers, spécialement au sujet du privilège de l’exemption. Eckhart se défend contre de mauvaises interprétations de sa pensée ou même tout simplement contre des déformations de ses propos. En 1329, en Avignon, est enregistrée une bulle qui condamne dans les écrits d’Eckhart dix-sept propositions hérétiques et onze qui paraissent suspectes. Mais Maître Eckhart est déjà mort, probablement depuis 1327. Sa condamnation est ressentie comme une injustice chez les Prêcheurs et n’empêche nullement le rayonnement posthume des grands thèmes eckhartiens que ses disciples sauront mettre en valeur sans insister sur les paradoxes audacieux du Maître.
L’oeuvre latine d’Eckhart est très théorique, caparaçonnée d’un langage technique; elle comprend des commentaires des Sentences et de la Bible. Il s’y ajoute des sermons qui constituent la majeure partie de son oeuvre écrite en allemand.
Une mystique métaphysique
La pensée de Maître Eckhart est difficile, souvent exprimée en termes paradoxaux : elle a pu être infléchie en de nombreux sens (gnose, panthéisme, idéalisme…). C’est une mystique métaphysique à dominante platonicienne mais on a pu y détecter d’autres influences. Elle est une pensée sur l’être, qui, pris absolument, s’identifie à Dieu. De cette approche vient la fameuse distinction entre la Déité, et Dieu. En une dissociation purement intellectuelle Eckhart dit en effet que la Déité est l’essence divine, absolue, isolée, au-dessus de tout nom et parfaitement une. Dieu est cette Déité en tant qu’elle entre en rapport, d’abord dans la Trinité mais aussi dans la création. Ainsi » Dieu agit; la Déité n’agit pas « . En ce sens on peut dire, à la limite : » Dieu n’est Dieu que lorsque les créatures disent : Dieu. «
Le Verbe est l’idée parfaite de toutes les créatures possibles (exemplarisme). Ainsi toute créature est marquée d’une empreinte divine qui lui donne une noblesse incomparable, bien que Eckhart souligne l’infinie distance qui subsistera toujours entre le créé et l’incréé. Au plus profond de l’âme humaine (Grund) brille une lumière, une étincelle dont Eckhart va jusqu’à dire qu’elle est, quant à elle, » incréée et incréable « , formule qui fit grande difficulté parmi ses censeurs, on s’en doute. Eckhart ajoute ; » Là, le fond de Dieu est mien et mon fond est celui de Dieu. Là je vis de ce qui m’est propre, comme Dieu vit de ce qui lui est propre. » Le retour à Dieu, but de l’itinéraire spirituel, va se réaliser par une participation à la vie intime de Dieu jusqu’à ce fond divin car » l’âme est une avec Dieu et pas seulement unie » ; elle est de la » race de Dieu « .
Dépouillement et anéantissement
Pour revenir à elle-même l’âme devra d’abord purifier ses propres » puissances « , en transcendant les images et les concepts, y compris, et la proposition a aussi été considérée comme audacieuse, en dépassant l’humanité du Christ puisque ce dernier est là pour nous montrer la route vers la Déité. Le chrétien doit aussi arriver au complet dépouillement et à la pauvreté spirituelle, au-delà de tout désir, même du bien, même de la récompense éternelle. Il doit se trouver anéanti, ébloui de sa pureté et admiratif » de sa propre beauté « . » Il faut avoir un coeur pur, car seul est pur celui qui a anéanti tout ce qui est créature. » Telle fut la Vierge Marie; telle est la tâche de l’humilité; tel est aussi l’amour chrétien. Aimer Dieu en tout être conduit à l’unité dans la charité par le rejet du moi et par l’action du Christ qui agit en tous.
La pensée d’Eckhart, avec ses sentiers escarpés, va être reprise et en quelque sorte monnayée par ses disciples, qui éviteront de paraître s’éloigner de la doctrine traditionnelle. que » la nature est bonne et noble « . Il convient seulement de l’émonder, de laisser émerger ce noyau où Dieu a sa demeure, au prix de souffrances, d’obscurités, certes, mais elles conduisent à la « lumière essentielle ».
Armé de son réalisme spirituel, Tauler recommande avec bon sens aux moniales d’être au moins fidèles au silence, car si faible, ou malade, ou assidu à la dispense qu’on puisse être, il est toujours possible de le pratiquer et d’en goûter les fruits! La vie religieuse tout ordinaire mais vécue avec amour et vérité suffit amplement au dessein de Dieu : » Mes chères soeurs, mes bien-aimées et chères filles, je ne vous demande ni grande perfection ni sainteté, mais seulement que vous aimiez votre saint Ordre et que par conséquent vous vous efforciez de garder ses vénérables règles autant que vous le pouvez et que vous soyez exactes au silence partout où il est ordonné… «
C’est que Tauler aime son Ordre qui lui a été » donné par Dieu et la sainte Église « . II est composé de frères et de soeurs à la recherche de leur » seconde conversion « , » essentielle » dont il parle parfois mystérieusement et qui consiste à vivre » sans rien autre en vue que Dieu « . L’âme contemplative y parviendra dans l’abandon, c’est-à-dire « Accepter Dieu et s’accepter soi-même », pécheur mais sauvé par le Christ. (Source : Dominicains. Cerf. 1980)