Jérome Savonarole († 1498)
Le 23 mai de chaque année, une délégation de la ville de Florence et du couvent dominicain de San Marco dépose des fleurs sur la place du Palazzo Vecchio, à l’endroit même où, en 1498, Jérôme Savonarole et deux de ses frères furent pendus d’abord et brûlés ensuite. Mais cette cérémonie est ambiguë: elle est une glorification, certes, et pourtant aucun des assistants ne souhaiterait se retrouver au temps où Savonarole s’efforçait d’établir à Florence la » royauté de Dieu « .
Ses admirateurs font de lui un réformateur de l’Église, et des plus judicieux, ou encore un homme qui voulut libérer le peuple de la tyrannie des riches. Pour ses détracteurs, ce fut un fanatique et un imposteur, un démagogue flattant le peuple ou, simplement, un névropathe. Le singulier est que chacune de ces affirmations se justifie, mais que si l’on veut en faire un absolu, elle se révèle fausse.
A coup sûr, il y avait dans le comportement de Savonarole des aspects que, dans notre vocabulaire actuel, nous qualifions de pathologiques: par exemple sa façon de considérer la sexualité – même s’il apparaît fort douteux qu’il soit entré au couvent, comme on l’a prétendu, à la suite d’une déception amoureuse, ce qui, après tout, n’est pas impossible. Il y a quelque chose de pathologique dans la fureur avec laquelle il poursuivit l’homosexualité ou tout ce qui lui paraissait » licence féminine » dans les vêtements (il donnait en exemple le voile des femmes turques), ou encore dans son penchant à des sermons interminables, sa façon d’ergoter, sa passion de se justifier, qui ne faisait valoir que ses propres arguments. Certes, ce comportement n’était pas plus pathologique que celui de beaucoup de gens, avant lui et après lui : mais les effets en furent funestes parce qu’il était un » homme public » et qu’il exerça une influence considérable.
On a discuté aussi de la » démagogie » qu’il introduisait dans ses prédications. Frère Jérôme fut » un des plus grands prédicateurs de l’Église « , comme l’affirme un de ses biographes – qu’on soit ou non d’accord avec le contenu de ses sermons. Il n’était d’ailleurs pas un orateur-né. Lorsque ce fils de commerçants de Ferrare entra à vingt-trois ans, en 1475, au couvent des dominicains de Bologne, ce n’était sans doute pas le désir de devenir prédicateur qui le poussait, mais l’attrait d’une vie ascétique, tout opposée à la » vie mondaine » qu’il avait connue en faisant des études de médecine. Deux ans déjà avant son entrée dans l’ordre il avait composé un poème qu’il avait intitulé De la corruption du monde.
Ses années d’étude achevées à Bologne, il retourna à Ferrare, mais ses débuts de prédicateur furent modestes et lorsqu’en 1482, à cause des affrontements armés dont la ville était le théâtre, il fut transféré à Florence, les sermons qu’il y donna ne furent guère appréciés: ses auditeurs étaient choqués par l’accent rauque de son dialecte lombard et trouvaient qu’il usait d’expressions vulgaires. Il se fit alors dispenser pour quelque temps de la prédication et employa ce temps à étudier la rhétorique. Quand il revint à Ferrare (1487), il était mieux préparé à prêcher. En 1490, il fut à nouveau appelé à Florence: il devait y assumer, au couvent de Saint-Marc, la charge de lecteur. Selon les constitutions dominicaines, le lecteur était un théologien chargé de commenter à ses frères les Écritures et les textes théologiques. Élu prieur de Saint-Marc en 1491, il prêcha pour la première fois dans la cathédrale, à l’occasion du carême. Il était habituel de demander à des dominicains ces sermons de carême dont l’ensemble formait un cycle destiné à éveiller chez les fidèles, toujours nombreux à le suivre, des sentiments de pénitence et de conversion.
Le frère Jérôme était capable de le faire. Avec le franciscain Bernardin de Sienne, il comptait parmi les meilleurs des prédicateurs qui, à l’époque, appelaient les chrétiens à se repentir. Comme l’ont fait beaucoup d’orateurs sacrés avant lui et après lui, il s’élevait contre la décadence des moeurs privées et publiques, et menaçait des châtiments divins ceux qui ne se repentaient pas. Mais Savonarole dépassait ce cadre traditionnel: il devenait de plus en plus concret et prophétisait pour Florence des » temps de tribulation » si la population ne se convertissait pas du fond du coeur.
Lorsque, en 1494, la puissance des Médicis s’écroula et que la guerre amena l’occupation de la ville par les troupes françaises, beaucoup de citoyens y virent la réalisation des prophéties de frère Jérôme. Il fut désigné parmi les cinq députés qui devaient négocier le sort de Florence avec le roi de France Charles VIII: cela donne une idée de l’influence qu’il s’était acquise.
Mais tout cela, y compris son rôle politique, n’aurait guère pu lui valoir le reproche de » démagogie » s’il n’avait pas eu, du haut de la chaire, une forte emprise sur le peuple. En 1494, il réussit, en quelques mois, à purifier la vie florentine – la vie publique tout au moins – de cette corruption des moeurs qu’il flétrissait. Le carnaval, avec ses réjouissances frivoles, fut supprimé et remplacé par des processions pénitentielles. Les jeux d’échecs furent bannis. Les femmes se résignèrent à porter des tenues simples et chastes, et la pression sociale s’exerça sur celles qui n’y consentaient pas de bon gré. Des dénonciateurs (payés) révélaient les délits de sodomie. Un élément de cette pression sociale fut ce qu’on a appelé la » police des enfants « , que le frère Jérôme mobilisait du haut de la chaire. Dans le journal d’un contemporain, l’apothicaire Landucci, on lit que » les enfants furent exhortés par le frère à confisquer les corbeilles de craquelins du carnaval, et les échiquiers des joueurs, ainsi que beaucoup des choses peu décentes portées par les femmes, si bien que lorsque les joueurs entendaient approcher les enfants du frère, chacun s’enfuyait. Il n’y avait guère de femmes qui eussent encore l’audace de sortir vêtues autrement qu’il ne convient aux bonnes moeurs « . Cette action atteignit son point culminant avec les deux » bûchers des vanités « , en 1497 et 1498. Là, ce furent les enfants qui apportèrent sur la place de la Seigneurie les échiquiers, les fards et les objets d’art – tableaux, sculptures -ainsi que les livres, jugés inconvenants : tout fut brûlé ou détruit.
On s’est toujours demandé comment un homme seul avait réussi à réformer à son gré les moeurs publiques, en un temps si court. Mais -comme dans le cas, par exemple, de l’action de Calvin à Genève – les circonstances extérieures favorisèrent les intentions de réformateur. La vie de luxe qu’il flétrissait à Florence, tout au moins dans la classe moyenne, n’était menée par les petits-bourgeois et les artisans que depuis les quelques années où la seigneurie de Laurent le Magnifique leur avait procuré la prospérité. Il y avait eu déjà de sévères ordonnances somptuaires et tout étalage de richesse était strictement interdit. A cet égard, les actions de Savonarole, même si elles paraissaient spectaculaires, n’étaient qu’un retour à l’ancien état de choses. D’ailleurs, les Florentins ne pouvaient s’offrir un tel luxe, car la prospérité de la ville était déjà du passé. La classe moyenne vivait au-dessus de ses moyens et l’on pouvait prévoir que cela ne pourrait continuer longtemps ainsi; or c’était à cette classe bourgeoise qu’appartenaient, pour la plupart, les partisans de Savonarole.
La classe supérieure, celle du grand commerce et des banques, se tenait dans l’expectative, et la classe inférieure était bien trop pauvre pour être concernée par les » vanités « . Faire de Savonarole l’homme » qui libéra le peuple de la puissance des riches » est d’une exactitude très relative. Certes, dans une certaine mesure, il souhaitait que la bourgeoisie ait des pouvoirs politiques. Et il se prononça pour une plus forte imposition des riches, mais ce nouveau régime fiscal ne fut pas appliqué; et l’action bienfaisante du frère Jérôme à l’égard des » pauvres honteux » ne fut qu’une goutte d’eau qui ne mit pas fin à la misère des petites gens.
Savonarole n’en fut certainement pas responsable. Il n’était pas, en vérité, un conducteur du peuple – comme l’avait été à Rome, au siècle précédent, ce Cola di Rienzo qui avait joué au dictateur. Il était un théoricien politico-religieux. En 1498, il écrivit Du gouvernement de la ville de Florence, afin d’exposer ses idées d’une théocratie: tous les citoyens devaient être rassemblés par l’amour fraternel sous la conduite de Dieu. Par ses prédications de pénitence il voulait aider à faire advenir ce règne de Dieu.
Mais le renouveau religieux auquel il s’efforçait de contribuer comme condition à l’établissement du gouvernement divin s’épuisait dans une petite guerre contre le » relâchement des moeurs « . Est-il juste, alors, de l’accuser d’avoir été sur le plan spirituel un » charlatan » ? Si l’on prend ce mot au sens de » manipulateur religieux qui ne croit pas lui-même à ce qu’il dit « , c’est absolument faux. Le frère Jérôme croyait à ce qu’il écrivait et prêchait, il était convaincu de parler en prophète, sur l’ordre de Dieu: main lui-même ne se serait pas défini absolument comme » réformateur de l’Église « . Dès avant son entrée au couvent, il avait écrit dans son poème De la corruption de l’Église : » Comment es-tu aussi éloignée des temps bienheureux où les martyrs se livraient à la mort ? «
Et ce n’est sûrement pas un hasard s’il choisit l’ordre des prêcheurs auquel appartenait l’inquisiteur martyr saint Pierre de Vérone, assassiné par les hérétiques. Il y avait en Italie à l’intérieur de l’ordre un groupe de réformateurs qui s’était formé au début du XIVe siècle et qui s’efforçait de revenir à l’austérité première de la génération des fondateurs. Son centre était Saint-Marc de Florence, et pendant plusieurs décennies ce couvent et quelques autres, qui s’étaient agrégés au mouvement de réforme, avaient constitué un vicariat particulier. Celui-ci fut supprimé par la direction de l’ordre, où l’on craignait une scission entre les prêcheurs. Mais, en 1493, Savonarole, avec l’appui des Médicis, obtint du pape Alexandre VI, comme prieur de Saint-Marc, le rétablissement de cette congrégation dont il fut nommé vicaire général. Tandis qu’à l’origine la réforme visait uniquement la vie de l’ordre – et indirectement, en partie grâce à saint Antonin, archevêque de Florence, influençait le clergé et la pastorale de la population -, le frère Jérôme visait directement à réformer la situation de l’Église et croyait être envoyé par Dieu pour le faire. Dans ses sermons, il s’attaquait aussi à la décadence des moeurs du clergé, et nul n’était exempt de ses invectives.
Tout d’abord, certes, il fut assez prudent pour ne pas désigner nommément le pape : mais quand il flétrissait la vente des bénéfices, ses auditeurs savaient quelle était sa cible. Dans la vie ecclésiastique comme dans la vie politique, à l’époque, la corruption était une méthode généralement acceptée, et les Médicis savaient l’utiliser mieux que personne: mais la supporter sans mot dire ou la condamner du haut de la chaire, c’était deux choses bien différentes.
La réaction de la curie romaine ne se fit pas attendre. La première des lettres que le pape adressa au frère Jérôme était encore bienveillante Alexandre VI l’invitait à venir s’expliquer à Rome du » bruit » selon lequel il disait prêcher en tant que prophète et sous une inspiration divine; de sa prédication contre la simonie et les moeurs relâchées du clergé, il n’était pas question. Dans sa réponse, le frère Jérôme se dit souffrant, incapable d’aller jusqu’à Rome et même, pour le moment, incapable de prêcher. De fait, les semaines suivantes, il ne monta pas en chaire. Mais dès qu’il eut repris ses prédications, il reçut (en octobre 1495) une nouvelle lettre d’Alexandre qui lui enjoignait de se rendre sans délai à Rome et lui interdisait de prêcher. En même temps, le pape chargeait le provincial de la province dominicaine de Lombardie d’enquêter sur ce qui se passait à Saint-Marc. C’était jouer adroitement, car lorsque les couvents de Toscane s’étaient séparés de la province de Lombardie, celle-ci ne l’avait accepté que de mauvais gré.
Savonarole protesta aussitôt auprès du pape et proposa que fût envoyé à Saint-Marc un visiteur pontifical qui s’informerait de la réalité sans préventions. Mais Alexandre ne songea pas à accepter cette proposition: il ne s’agissait pas pour lui d’une enquête sur l’état d’un couvent, mais d’une lutte de pouvoir: il lui fallait tout d’abord isoler le frère Jérôme de son ordre. Les couvents de Toscane furent rattachés à la province romaine, ce qui lui supprimait sa charge de vicaire général d’une congrégation particulière. A l’intérieur de l’ordre, seuls les frères de Saint-Marc dépendaient encore de lui.
Savonarole ne se rendit pas à Rome. Il se soumit un temps à l’interdiction renouvelée de prêcher. Mais il se trouvait dans un dilemme: s’il ne prêchait pas il n’exerçait plus d’influence sur le peuple, et il avait besoin de cette influence parce que ses adversaires, visiblement, devenaient plus forts. Le 4 mai 1497, il prêcha à nouveau. Huit jours plus tard, il était excommunié par le pape. Là encore, Alexandre VI se montra habile: il n’expédia d’abord qu’aux couvents le bref d’excommunication, et ce n’est qu’un mois plus tard que ce bref fut lu en public, dans les quatre églises principales et devant la cathédrale. Le clergé de Florence se montrait dans l’ensemble, bien crue pour des motifs divers, réservé sinon hostile envers Savonarole. Une partie des gens d’Église se rebiffait contre les reproches (justifiés) que le prédicateur adressait aux » tendances vicieuses » de nombreux prêtres. Dans les couvents à visée pastorale jouait aussi (chez les franciscains notamment) une jalousie entre concurrents, car depuis l’apparition du frère Jérôme, le peuple se pressait à ses sermons et n’allait plus guère aux autres.
Ainsi Savonarole était poussé vers l’isolement. Cela fut très visible en avril 1498, lorsqu’il proposa que fut organisée une épreuve par le feu: on ferait passer à travers un brasier un franciscain du couvent de la Sainte-Croix et un dominicain de Saint-Marc, pour prouver la justesse ou la fausseté d’un texte établi en commun et contenant les thèses suivantes, entre autres: l’Église avait besoin d’être rénovée; l’excommunication lancée contre le frère Jérôme n’était pas valide… Si le franciscain était brûlé et non le dominicain, la validité de ces thèses serait établie. Si tous deux étaient brûlés, les thèses seraient réfutées. (Une telle superstition peut nous faire sourire, mais toute époque a ses critères propres et qui sait si les générations futures ne souriront pas des nôtres ?)
L’épreuve n’eut finalement pas lieu, les contractants n’ayant pu se mettre d’accord sur ses modalités. Mais le but des ennemis de Savonarole était atteint: le petit peuple commençait à douter de la mission providentielle du prédicateur. Dans les sphères politiques son influence déclinait aussi depuis un certain temps. Certes, aussitôt après son excommunication, la ville avait adressé à Alexandre VI une pétition pour faire lever cette mesure et avait refusé d’obéir à l’injonction pontificale selon laquelle il devait, ou être envoyé à Rome, ou être enfermé dans une prison de la ville, ce qui l’aurait empêché de prêcher. Mais ces deux initiatives avaient rencontré une forte opposition parmi les Florentins: ceux-ci n’osaient pas se manifester directement contre le prédicateur populaire, mais insistaient sur les dangers qui menaceraient la ville au cas où Alexandre lancerait sur Florence l’interdit redouté.
Certains rapports des envoyés florentins à la cour pontificale emportèrent enfin la décision. La seigneurie (c’est-à-dire les organes du gouvernement municipal) de Florence fut informée que le pape projetait de faire arrêter les commerçants florentins résidant à Rome. A la suite d’une telle mesure, la ville, déjà gravement endettée, verrait péricliter son commerce. Ce fut, comme l’a écrit une biographe de Savonarole, le triomphe du » sens du commerce « , et la seigneurie elle-même interdit à Savonarole toute prédication.
Le frère Jérôme dut pressentir ce que signifiait cette volte-face. Dans sa dernière lettre au pape, il lui disait: » J’attends la mort avec le plus grand désir. » Une dernière tentative qu’il fit pour prêcher entraîna une émeute populaire devant Saint-Marc et sa mise en prison. En avril commencèrent les interrogatoires pour lui et pour deux de ses frères emprisonnés avec lui. Soumis à la torture, il reconnut qu’il n’était pas prophète, mais il rétracta cet aveu, en mai, devant la Commission pontificale et persista à se dire » messager de Dieu, envoyé par Dieu « . Torturé une seconde fois, il avoua tout ce qu’on voulut. Il fut condamné à mort » pour enseignement faux et corrupteur « , termes sous lesquels chacun pouvait imaginer ce qui lui plaisait. Le 23 mai 1498, l’exécution fut mise en scène comme un spectacle sur la place du Palazzo Vecchio. Le peuple s’y rassembla tout comme, quelques mois auparavant encore, des milliers de gens se pressaient pour entendre prêcher le frère Jérôme. Les mêmes enfants, qui en février traînaient les » futilités » sur le bûcher des » vanités « , furent les premiers à lancer des pierres aux cadavres qui se balançaient entre les chaînes. Les cendres des trois dominicains furent jetées dans l’Arno afin que, comme l’écrit Landucci, » rien d’eux ne pût être retrouvé « . (Source : Hertz, Anselm. Nils Loose, Helmuth. Dominique et les dominicains. Cerf, 1987.)